L’Europe, une multinationale. Le pouvoir sans contrôle des entreprises

construction europe multinationale(Préface de l’ouvrage portant ce titre, par Peter Niggli)

Les chauds partisans du néolibéralisme estiment que les décisions en politique économique risquent, dans les Etats nationaux à structure démocratique, de déboucher dans l’irrationnel. En effet, dans ce contexte, les parlements et les gouvernements agiraient sous la prise de groupes d’intérêts et seraient, de plus, soumis aux décisions du corps électoral. Ceci les conduirait à décider constamment des dépenses inconsidérées et de décréter des lois qui limiteraient le fonctionnement de marchés libres et ouverts.

Il serait donc plus simple, selon ces mêmes partisans, que les gouvernements s’entendent entre eux – sur la base de négociations internationales – pour décider de règles «rationnelles» et favorables au marché libre.

Dans ce cas, ils seraient moins soumis aux pressions de groupes et de partis qui influencent fortement l’opinion publique. Ces règles décidées en commun, et les actes des acteurs internationaux qui en suivraient, agiraient en «chocs externes», comme par exemple le «choc pétrolier» des années soixante-dix, sur les économies nationales, obligeant ces dernières à se soumettre aux nécessités du marché mondial.

C’est dans ce sens que les gouvernements occidentaux, les politiciens et les journalistes économiques ont tenté de nous persuader, au cours de la décennie écoulée, que nous pouvions décider au niveau national tout ce que nous voulions, mais qu’il n’y avait aucune alternative face au marché mondial, au marché commun européen ou à la mondialisation et qu’il ne nous restait qu’à nous soumettre si nous ne voulions pas que l’économie s’effondre. En même temps, nos gouvernements s’efforçaient de transformer le marché mondial ou le marché commun européen par des accords internationaux et des institutions de telle façon que toute possibilité d’alternatives se trouvait réduite.

Nous pouvons constater, sans regrets, que cette période touche à sa fin. Il n’est pas possible d’ignorer la nécessité de légitimer les actes politiques et économiques, même en déplaçant les niveaux de décisions de l’Etat au «marché mondial». La dispute mondiale concernant l’origine de la crise financière de 1997/98 ou bien celle résultant de l’introduction des règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) avant et après la Conférence ministérielle de Seattle en 1999, en a apporté une démonstration éclatante. Depuis lors, toutes les rencontres au niveau gouvernemental – qu’il s’agisse du G7 (club des 7 plus grandes puissances industrialisées), du Fonds monétaire international (FMI), de l’OMC et plus récemment des sommets de l’Union européenne (UE) – sont accompagnées de protestations au niveau international. Au lieu de réduire à néant les conflits politiques nationaux, la mondialisation les a amenés au niveau international, et à l’avenir peut-être aussi au niveau de l’Union européenne.

Cela a à faire avec le type de «rationalité» chère à nos gouvernements qui s’en préoccupent dans des centres de congrès luxueux coupés du monde extérieur. Il n’y a aucune raison pour que les citoyens et citoyennes accordent plus d’importance à des décisions gouvernementales «rationnelles» prises dans le secret qu’à celles résultant d’une confrontation politique ouverte.

Par ailleurs, les décisions des chefs de gouvernements – prises «entre soi» de manière «rationnelle» – ne furent jamais prises sans l’aide d’importants conseillers «bien intentionnés». Le marché unique européen, les règles de l’OMC ou le dérèglement des marchés financiers – toutes des décisions «rationnelles» prises lors de rencontres à huis-clos – furent préparées, et cela jusque dans les détails, par des entreprises et des fédérations œuvrant au niveau mondial. C’est-à-dire que ce furent tout simplement des groupes de pressions qui décidèrent pour nos gouvernements ce qui était «raisonnable» – sans qu’il y ait eu d’autres groupes représentant d’autres intérêts, ce qui aurait rétabli l’équilibre, comme c’est le cas dans les Etats nationaux «étroits d’esprit».

Cette façon de trafiquer la pensée ne présente pas de contradiction pour les chauds partisans du néolibéralisme. Pour eux, ces entreprises si solides grâce à la concurrence internationale, représentent l’esprit universel dans sa forme la plus accomplie. Cependant, le fait que leur «rationalité» doive être adoptée par nous et que les économies et les Etats soient tenus de se plier à leurs volontés, fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase, déclenchant les protestations dans le monde entier contre cette mondialisation au goût des multinationales.

L’ouvrage que vous avez devant vous montre ce que le grand public ignore, c’est-à-dire comment les groupes de pression des multinationales s’y sont pris pour amener les gouvernements à «la raison», et continuent de les rendre «raisonnables», tentant de duper leurs adversaires. Ce livre est un instrument de travail fort précieux pour les organisations paysannes, les syndicats, les associations écologiques, les œuvres d’entraide, les organisations s’occupant de politique de développement et tous les citoyens et citoyennes «déraisonnables» que nos gouvernements veulent écarter de toute participation.
Ceux qui se posent la question de savoir ce que Berne, Berlin ou Bruxelles soutiendront lors de la prochaine conférence ministéri­elle de l’OMC ou dans quelle mesure le FMI s’occupera à nouveau de «réguler» les marchés financiers, peuvent demander des renseignements aux autorités respectives. Ou bien alors, ils consulteront les sites Internet et les publications de la Chambre de commerce internationale (CCI), de la Table ronde des industriels européens (ERT), du Dialogue économique transatlantique (TABD), ainsi que d’autres incarnations de la pure raison de l’économie de marché. Généralement, on y apprend plus de vérités que par nos gouvernements qui, étant prisonniers de la démocratie, doivent toujours un peu tenir compte de notre «déraison».

Pourquoi les multinationales américaines réclament-elles un Etat européen centralisé?

(Extraits tirés du livre intitulé «L’Europe, une multinationale. Le pouvoir sans contrôle des entreprises.»)

Le grand public connaît à peine leurs noms: des organisations telles la «Table ronde des industriels européens», le «Dialogue économique transatlantique» ou la «Chambre de commerce internationale». Et pourtant ce sont elles qui définissent le cadre dans lequel il est encore possible de faire de la politique.
Ces groupes de pression de l’économie tirent les ficelles dans l’ombre quand il s’agit de décréter de nouvelles lois dans l’UE, de prendre des mesures impor­tantes au sein de l’OCDE, de l’OMC ou même de l’ONU. Ce livre présente les principaux acteurs de ces manipulations antidémocra­tiques et détaille les structures de domination du pouvoir économique.
Des études ciblées mettent au jour l’influence écrasante des multinatio­nales et dévoilent ceux qui ont pris les me­sures importantes pour l’unification de l’Eu­rope dans les années quatre-vingt-dix. Les auteurs décrivent une démocratie dans laquelle les citoyens et citoyennes n’ont plus guère leur mot à dire. Mais ils dressent aussi un tableau de la prise de conscience et de la résistance d’un nombre toujours plus grand des populations.

Texte figurant sur la jaquette du livre intitulé
«L’Europe, une multinationale. Le pouvoir sans contrôle des entreprises.»

On peut s’en déclarer surpris, il n’en reste pas moins que l’un des groupes de pression de l’économie les plus importants dans la sphère politique de Bruxelles ne représente pratiquement que des multinationales dont le siège se trouve aux Etats-Unis: c’est la Chambre de com­merce américaine (AmCham) qui a introduit à Bruxelles le style américain des groupes de pression en faveur des multinatio­nales. L’AmCham – soit sa représentation au sein de l’Union européenne (EU-Committee of the AmCham) – s’est installée dans les années soixante-dix dans la «capitale» de l’Union européenne. Au début elle resta assez discrète, mais dès le début des années quatre-vingts elle développa une forte activité, se mettant à surveiller systématiquement la politique de la Commission européenne et à l’influencer.
Alors même que l’identité des multinationales des différents pays s’enve­loppe de nébulosité au travers des fusions trans­atlantiques et de la mondialisation, ce sont les firmes européennes d’ori­gine américaine qui restent membres de cette AmCham, ou parfois celles qui sont contrôlées par les Américains: Boeing, Du Pont, Exxon, General Motors, General Electric, McDonald’s, Monsanto, Price­Waterhouse Coopers, AT&T ainsi que Procter&Gamble.
Alors même que de telles grandes multinationales américaines s’étaient étendues dès les années soixante sur les marchés européens, le marché commun européen et l’union monétaire ont déclenché une nouvelle vague d’expansion des entre­prises américaines en Europe. Le comité européen d’AmCham représente 16 000 firmes en Europe, dont les investissements se montent à 225 milliards de dollars, générant 3 millions d’emplois. (p. 87s.)
La mondialisation de l’économie facilite à AmCham, ainsi qu’aux groupes européens d’entrepreneurs tels que l’ERT [Table ronde des industriels européens] et l’UNICE [Union des industries de la communauté européenne], de se mettre au niveau des décideurs de Bruxelles quant à leurs intérêts. Selon John Russel, directeur d’AmCham pour les affaires européennes, les membres d’AmCham sont ceux qui développent le plus la mondialisation. C’est pourquoi, selon Russel, les multinatio­nales européennes sont «nos alliés naturels», tandis que «les parties de l’économie européenne qui œuvrent au niveau local» ne présentent aucun intérêt. AmCham est, comme ses consœurs européennes un partisan convaincu de l’unification europé­enne. Lors d’une interview en 1998 Russel déclara que «nos opinions concernant certains thèmes peuvent différer de celles de la Commission ou du Parlement, mais la direction stratégique de l’Union européenne – une intégration renforcée – est évidente et juste. Il va de soi que les firmes pré­fèrent négocier avec Bruxelles plutôt qu’avec une quinzaine d’administrations nationales et de systèmes politiques.»
Pour les multinationales américaines, qui n’ont que difficilement prise, politiquement, sur les Etats membres de l’UE, ce développement de pouvoir de la Commission européenne, au cours des années quatre-vingts, fut une occasion en or de gagner en influence politique. Leurs efforts passèrent en premier lieu par AmCham.
Il ne faut donc pas s’étonner que ce groupe de pression s’engage à fond pour une UE forte et centralisée. Selon Russel «AmCham exige plus de pouvoir pour Bruxelles – certainement avec plus d’énergie que l’économie européenne, cette dernière étant plus tenue par les cercles économiques nationaux». Malgré l’étendue de son influence, AmCham, en tant que représentante des intérêts de firmes au siège américain, se heurte à certaines limites et doit se montrer prudente tant dans ses paroles que dans ses actes. Selon Russel «nous avançons très prudemment, car nous sommes des étrangers, et cela provoque des susceptibilités.»
En fait, le groupe lance d’importantes initiatives vers la Commission, plutôt en collaboration avec un collaborateur de l’ERT qu’avec l’aide des USA. Par ailleurs, il n’est pas possible pour les «firmes européennes d’origine américaine» d’adhérer à un groupe de travail aussi important que le CAG [Competitiveness Advisory Group, une commission de conseil pour la concurrence mise en place par le président de la Commission europé­enne Jacques Santer, au travers de laquelle les membres de l’ERT peuvent obtenir un contact direct avec les structures de décisions de l’UE]. Toutefois il est indéniable qu’AmCham pèse lourd dans les décisions quotidiennes de la machine politique de Bruxelles. (p. 91s.)

Extrait de «Konzern Europa. Die unkon­trollierte Macht der Unternehmen.»

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